éditions Théâtrales Jeunesse

Le Gardien de mon frère

de Ronan Mancec

Carnet artistique et pédagogique

I. Cheminer au cœur du texte

Introduction

« La barrière franchie
le péché originel
se cicatrise »
(Vergers d’enfance, Michel Butor, 1998) (1)

Tout texte littéraire s’inscrit dans un horizon poétique et si nous citons à dessin une strophe de ce poème de Michel Butor pour ouvrir l’étude du texte Le Gardien de mon frère de Ronan Mancec, c’est que pour plusieurs raisons, les textes se font écho. Michel Butor raconte comment le verger de son enfance, endroit protégé du monde, est comme un paradis terrestre et comment le souvenir des impressions vécues nourrit son imaginaire jusqu’à l’écriture. Ronan Mancec raconte la même chose : la maison des grands-parents, lieu de villégiature, est un endroit à l’infini, un lieu où le champ des possibles des jeux, des images, des fragrances, des complicités est à son comble et c’est ce qu’il a voulu raconter en partie dans ce texte. (2)

En même temps, d’emblée la métaphore biblique avance comme un couperet, y compris via les noms des personnages (À ce sujet, on peut observer dans la partie « IV. Environnement artistique de la pièce » les brouillons de Ronan Mancec, qui a posé ses réflexions à l’écrit sur le choix des prénoms dans le texte) : en effet, le prénom « Abel » désigne dans la Bible le deuxième fils d’Adam et Ève (que son frère aîné, Caïn, tue par envie car Dieu a préféré son offrande). Cette évocation est le symbole d’un monde pénétré de tensions fratricides. On sait que ces lieux qui ont traversé notre enfance ou notre adolescence sont semés d’embûches, qu’ils sont parfois des sources d’angoisses, de blessures ouvertes qui précisément ne cicatriseront jamais. On saisit directement à quel point l’environnement paraît étouffant, voire toxique alors même que les deux frères préparent la tente pour dormir dans le jardin :

« On dit que l’odeur, c’est l’odeur du datura
Qui rampe partout dans le jardin
Amère et poudrée sous nos nez
La trompette des anges » Abel, Séquence 3, p.14. (3)

Dès lors, la pièce montre comment la complicité entre deux frères, entre souvenirs heureux et petites querelles adolescentes (4), bascule peu à peu dans la violence. Pour le dire plus simplement, la pièce offre une réflexion sur la combinaison entre violence et résilience (5), raconte comment Abel, un jeune adolescent, vit une oppression homophobe de la part de son frère Jo, et à certains égards de son groupe d’amis.

Par les instants de vie et les conversations qui s’écoulent entre les deux frères et leurs amis (ceux-ci étant parfois ramassés dans un chœur appelé « La Bande d’Ados »), Ronan Mancec montre comment leurs vitalités s’accrochent peu à peu jusqu’à faire naître des peurs, des angoisses et surtout de l’homophobie ordinaire parce qu’elle s’insinue par les mots, par petites saillies jusqu’à se déchaîner outrageusement. En cela, le personnage central d’Abel ne vit pas son drame mais il raconte comment il l’a vécu : c’est pour cela que la construction chorale et que la superposition des voix rassurantes, subies, empêchées ou soucieuses des vingt-six séquences (6) de l’œuvre donnent une épaisseur théâtrale à l’ensemble.

Consigne de repérage au moment de la lecture individuelle de l’œuvre au préalable :

C’est précisément cette tension et cette tentation homophobe qui doivent faire l’objet d’un relevé froid, factuel et patient lorsqu’on demande la lecture de cette pièce à des adolescents, en analysant la réaction de chacun des personnages à l’aune de ses propres préjugés.

Chaque personnage est prisonnier des catégories dans lesquelles les autres, ceux qui croient les connaître parce qu’ils les ont aimés ou les apprécient, ou parce qu’ils ont vécu ensemble, voudraient l’enfermer. Cette inadéquation et ces changements soudains de personnalité qui peuvent s’opérer à l’adolescence ne font que consommer un peu plus la distance qui se déploie entre les personnages et notamment entre Abel et son frère Jo. Cette dimension est d’autant plus grande que les adultes sont totalement invisibles, en filigrane, comme absents, la pièce n’offrant que des figures adolescentes. En cela le personnage de Jo offre une réflexion très intéressante sur la société et la famille : tout le monde n’a-t-il pas déjà eu cette impression, cette sensation pesante qu’un proche en grandissant avait changé ? Qu’est-ce qui peut nous pousser à instiller des mécanismes de domination et d’anéantissement au sein de notre propre famille ?

La force de cette pièce, c’est qu’elle n’offre pas de jugement définitif et encore moins de message de sensibilisation : Jo est aveuglé par son propre jugement, tel un personnage d’une tragédie classique qui dans sa fureur faussement libératrice préférera ignorer l’imminence de la catastrophe. La fable est en cela tragique puisqu’elle montre comment le lien filial se brise entre les deux frères au point que Jo se manifeste souvent dans les pensées et les voix de son frère Abel, comme un spectre implacable et effrayant qu’il faut combattre pour exister pleinement. Et c’est précisément ce combat individuel que des élèves peuvent saisir, retracer, endosser, faire exister.

Pistes de questionnement pour étudier et analyser Le Gardien de mon frère

Une première lecture de la pièce nous permet de nous rendre compte que le monde rural qui est décrit dans cette pièce est un monde en clair-obscur avec ses échappées et ses sombres instincts. Dans cet espace délimité, la campagne en tant que telle apparaît comme un lieu idéal mais toujours perturbé par des artifices humains, comme si ces artifices étaient déjà les présages d’un monde froid et sans saveurs, comme le suppose la découverte de l’autoroute au loin :

« On pourrait croire que non
Mais cette campagne a une fin
C’est seulement en montant ici qu’on peut le voir
Qu’on peut la voir
Tout là-bas » Elias, Séquence 9, p. 34.

Plus encore, si parfois les sensations absorbent les personnages comme l’odeur des figues dans la séquence 24 (p. 80), elles sont toujours le marqueur d’une temporalité et la fin de quelque chose. C’est le cas par exemple du murmure des étourneaux, que Jo et Abel ne verront jamais d’après Elias car cela se produit en hiver et qui sont « comme des poumons plus vastes que tout ce que tu peux imaginer » (séquence 4, pp. 17-18). Cette incursion de l’hiver qui « respire » dans le discours d’Elias, alors même qu’Abel et Jo ne viennent en vacances chez leurs grands-parents que l’été, renforce cette image d’un été étouffant, tout comme l’évocation de cet orage qui n’éclate jamais tout au long de la pièce et qui ne fait qu’accentuer cette image de touffeur.

En effet, si Awan, la cousine d’Abel et de Jo, annonce qu’un orage est sur le point d’éclater parce que le vent se lève (séquence 14, p. 51), Abel quant à lui ne remarque rien. Un peu plus loin, il annonce :

« Les éoliennes ont été immobilisées
Ils font ça quand le vent souffle trop fort » Abel, Séquence 19, p. 64.

Encore plus loin, il entend l’orage tonner au loin et se rapprocher avant d’annoncer :

« J’attends la foudre
Elle ne vient pas
Et le tonnerre passe
Le tonnerre s’éloigne
Le tonnerre s’éteint » Abel, Séquence 23, pp. 76-77.

Ce raisonnement que nous venons de poursuivre sur l’orage n’a rien d’anecdotique (7) car s’il intensifie la touffeur de la pièce et l’atmosphère étouffante du paysage dans lequel évoluent les personnages, le fait qu’il n’éclate pas, que rien ne se déchaîne, symbolise métaphoriquement une fausse accalmie dans la relation entre les deux frères et ce d’abord parce qu’Abel choisit de ne rien dire, de ne pas répondre aux attaques de son frère en faisant semblant de ne pas l’entendre :

« J’ai tellement honte de toi
Je comprends pas comment t’es devenu comme ça
C’est pas normal
T’es pas normal
Temps
C’est pas vrai peut-être ?
Temps
Tu m’as entendu ?
Temps
Réponds » Jo, Séquence 20 , pp. 67-68 (8)

Notes

(1) Vergers d’Enfance, Michel Butor, collection d’enfance, Lo Païs éditeur, 1998.

(2) Ronan Mancec à propos d’adolescents avec lesquels il a en partie composé la pièce au cours d’une résidence d’écriture : « Ils et elles partagent avec moi leurs imaginaires et leurs codes : les lieux que l’on fréquente à l’adolescence, les activités de l’été et ce qu’on fait quand on ne fait rien, les moments où l’on a la sensation d’être libre... » Postface de l’œuvre Le Gardien de mon frère, p. 91.

(3) Séquence 3, p. 14 : La référence biblique à l’Apocalypse selon Saint Jean cachée derrière le nom de cette plante indique le basculement progressif dans des sphères de plus en plus violentes.

(4) Ronan Mancec en centrant l’œuvre sur des voix et des personnages adolescents montre comment une accumulation de petites querelles et de petits conflits peut être le point de départ d’une spirale de violence et/ou d’un repli sur soi. Ce sont les mêmes processus insidieux à l’œuvre dans des situations de harcèlement que des élèves sont capables d’identifier très vite et que les adultes auraient tendance à considérer justement comme « insignifiants ».

(5) « La résilience est considérée comme un processus dynamique qui implique le ressaisissement de soi après un traumatisme et la construction ou le développement normal en dépit des risques de désorganisation psychique. » Anaut Marie, « Le concept de résilience et ses applications cliniques », Recherche en soins infirmiers, 2005/3 (N° 82), p. 4-11.

(6) Je préfère parler de séquences plutôt que de scènes car la pièce n’est pas composée selon un système actes-scène classique avec une progression dynamique de l’intrigue. Les séquences sont autant de glissements vers la vie et la voix intérieure du personnage qui revit les événements. Le séquençage a quelque chose d’une voix didascalique qui amplifie les sensations vécues, qu’elles soient pesantes ou insouciantes jusqu’à confondre les voix de tous les personnages. Ces séquences ne sont pas non plus des fragments car la notion de fragment implique davantage l’idée d’un intérieur tourmenté et encore à vif. La pièce raconte surtout comment en encaissant d’abord les remarques homophobes et les menaces de son frère silencieusement, le personnage se relève jusqu’à s’imposer.

(7) « For every cloud engenders not a storm » / « Tout nuage n’enfante pas une tempête » comme l’énonce si bien Shakespeare à travers le personnage de Clarence dans Henry VI.

(8) On remarque au passage dans cette scène que la seule ponctuation présente est le point d’interrogation comme pour montrer l’insistance des questions de Jo à son frère.

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