éditions Théâtrales Jeunesse

Trois petites sœurs

de Suzanne Lebeau

Carnet artistique et pédagogique

L’enseignant définira la tragédie : la tragédie est un genre théâtral conceptualisé par Aristote, mettant en scène des héros d’un rang social élevé, en prise avec un événement relevant souvent de la fatalité (divin, ne pouvant être évité). La tragédie classique est mise en scène selon la règle des trois unités (de lieu, de temps, d’espace). Elle aboutit à la catharsis : le spectateur ressent de violentes émotions, de la terreur et de la pitié, le temps de la pièce – une fois la pièce terminée, il se trouve ainsi libéré, « purgé » de ces émotions. La tragédie a souvent pour rôle d’édifier son spectateur.

Alice ou le pied-de-nez au fatum

Le fatum en latin désigne la fatalité. Or ici la mort d’Alice semble bien relever du champ de la fatalité, elle est inévitable et transcendante (Alice ne l’a pas choisie ni provoquée, elle dépasse le choix humain).

Exercice : les élèves pourront essayer de trouver les indices (dans le début du texte et dans le paratexte) quant au dénouement de la pièce. Qu’est-ce que ces informations provoquent chez eux avant même la lecture de la pièce ? Quelles sont leurs attentes ?

La quatrième de couverture nous annonce en effet d’emblée que la maladie aura le dessus. Le découpage en scènes avec des titres annonciateurs est également parlant, rendant la marche vers la mort inexorable. Le lecteur est placé dans la même position que le spectateur d’une pièce tragique : il ne se soucie pas de savoir comment se termine la pièce mais comment la situation en arrive là.

Pourtant, le personnage d’Alice ne semble pas se plier complètement aux diktats du protagoniste tragique. Si ce dernier est en effet dans un premier temps en proie à la passion, à la terreur, se débattant contre son destin, avant de finalement l’accepter et atteindre une tranquillité résignée (un exemple fameux serait celui de Bérénice, dans la pièce éponyme de Racine), Alice, quant à elle, ne passe pas par ces étapes de terreur et de passion : elle pose au contraire un regard lucide sur la maladie, conte son histoire avoir aplomb et distance. C’est son rôle duel de coryphée/personnage qui lui permet en effet de ne pas être en prise avec les émotions violentes de la tragédie.

L’affranchissement des rôles

L’enseignant pourra questionner les élèves sur leur ressenti vis-à-vis de la relation que la pièce entretient avec la tragédie ? Ressentent-ils de l’effroi, de la tristesse à la lecture de la pièce ?

Si Suzanne Lebeau s’inspire des codes tragiques, elle n’hésite pas également à les utiliser pour mieux s’en affranchir. En effet, suivant l’exemple d’Alice, héroïne certes tragique par le fatum s’abattant sur elle mais refusant d’endosser les répliques passionnelles et déchirantes l’accompagnant habituellement, les personnages autour d’elle rejettent petit à petit ce qui leur tient de rôle.

À part Alice, les personnages n’ont pas de noms : ils sont désignés par leur statut au sein de la famille. Cette désignation invite d’emblée le lecteur à les catégoriser selon les clichés du genre. L’enseignant pourra ainsi demander aux enfants à quels attributs ils pensent selon le statut : le « père », la « mère », la « grande » sœur, la « petite » sœur.

Le prologue semble nous confirmer cette idée, les personnages revenant à tour de rôle sur ce que les « on », les « voix » et les « regards » (page 7) semblent attendre d’eux :

« Le père : Je suis le père… […]
Les clichés sont tenaces : les hommes ne pleurent pas. »
Page 8.

« La grande : Je suis la grande.
La grande sœur d’Alice.
La plus vieille des trois,
avec tout ce que cela veut dire. »
Page 9.

« La petite : […] Je ne comprends pas tout
parce que je suis trop petite. »
Page 10.

Pourtant, au fil du récit, les protagonistes s’affranchissent de ces rôles définis, notamment dans l’échange de rôles parents/enfants : les enfants apparaissent souvent plus lucides que leurs parents, plus aptes à affronter la maladie, ils font preuve d’une grande maturité quand les adultes se laissent rattraper par le désespoir (p. 49, le père d’Alice abandonne son rôle de « héros », venant briser l’image du père tout-puissant et de l’homme fort). La mort les met face à un apprentissage forcé, la mort de l’un des leurs les renvoyant à leur propre finitude. Les élèves pourront chercher des exemples de ce revirement des rôles, de cette évolution.

Une catharsis pragmatique ?

Comme nous l’avons vu en introduction de cette partie, la catharsis permet d’évacuer des émotions destructrices en les vivant à travers le théâtre.

Ici, en confrontant le jeune public à la thématique de la mort infantile, Suzanne Lebeau propose de comprendre, intégrer et désacraliser cet événement. Elle invite ainsi l’enfant à vaincre son éventuelle terreur due à l’incompréhension, l’inconnu, le tabou… En y réfléchissant, en décomposant les étapes, en acceptant la situation. Il y a donc bien catharsis : le jeune lecteur expérimente la mort infantile à travers le théâtre, il en conçoit le processus via la triste histoire d’Alice.

Pour autant, cette catharsis ne se fait pas dans la violence émotionnelle. Comme nous l’avons évoqué, le personnage d’Alice se démarque du héros tragique en refusant de passer par le déni et le pathos et en allant directement à la raison et à la distance. Le lecteur suit son exemple et l’exemple de l’ensemble de la famille (en passant tour à tour par les mêmes émotions), la catharsis ici se fait donc dans la réflexion et non dans la passion.