éditions Théâtrales Jeunesse

Trois petites sœurs

de Suzanne Lebeau

Carnet artistique et pédagogique

L’espace du théâtre se déroule parallèlement à celui du réel, s’en imprégnant, l’inspirant et l’influant même, mais tout en possédant ses propres codes. La parenthèse fictionnelle, même si réaliste, et la possibilité de raconter à l’infini une même histoire, qu’il offre permet une réappropriation de bien des thématiques du réel, à commencer par ce « grave » sujet qu’est la mort.

Temporalités réelles et contées

L’enseignant proposera aux élèves de relever toutes les marques de temporalité présentes dans le texte, notamment rendant compte de l’écoulement des saisons (« les feuilles mortes » p. 40, « il y avait de nouvelles fleurs chaque jour » p. 56, « les tempêtes de neige » p. 39, « un énorme bouquet de muguet » p. 63, etc.)

Tous ces indices quant aux saisons nous proviennent des personnages, conteurs du récit de la maladie d’Alice – ces indications sont foisonnantes, comme si elles témoignaient d’un besoin des personnages d’inscrire leur discours dans une temporalité, ancrer les événements passés pour mieux les saisir. Pourtant, rapidement, le lecteur comprend que le rapport qu’entretiennent les personnages à la temporalité est distordu, happé par l’urgence de la maladie. On relève par exemple page 54 :

« La grande : J’essayais de garder la mesure du temps
pour la petite.
[…] La petite : J’ai eu quatre ans…
en février.
[…] La grande : Papa et maman ne s’étaient pas rendu compte.
Ils avaient la tête ailleurs… »

Les interventions d’Alice rendent également compte de ce rapport biaisé, bousculé au temps des personnages (P. 39 : « Alice : (…) Mais vous allez trop vite. »). Cette distorsion, quoique sans doute involontaire, du temps n’est-elle pas une manière pour les personnages de réécrire l’histoire, un espoir d’en changer le dénouement ? Cela expliquerait pourquoi Alice (et dans une moindre mesure ses sœurs, également enfants) est la seule qui garde véritablement les idées claires sur le temps qui passe, lucide sur sa mort à venir et les étapes la précédant.

Pour autant, quoique les subjectivités s’emparent de cette retranscription de la temporalité, la présence d’indices quant à l’écoulement des saisons permet d’inscrire les protagonistes dans un cycle naturel. Parallèlement à ce cycle naturel (les passages d’une saison à l’autre et tout ce qui les accompagne – les fleurs, la neige, etc.) se dessine le cycle de la maladie d’Alice. Nous remarquons en effet que le déclenchement de la maladie se fait en automne (pages 12 à 32), le climax de la maladie et son traitement dans la souffrance et la peur a lieu en hiver (pages 33 à 55), la rémission apparente au printemps (pages 56 à 60) et la mort en été (pages 61 à 65). Si la symbolique de l’automne, de l’hiver et du printemps semble respectée par le déroulé de la maladie (la mort en suspens en hiver et la renaissance au printemps), le cycle de la maladie prend finalement le pas sur le cycle des saisons : l’été signe la fin de la vie. Alice fait son propre cycle de vie et de mort ; ne pouvons-nous voir cette idée comme un dernier pied de nez d’Alice à son destin et à la Nature qui la tue ?

La représentation de soi ou le temps du retour à la vie

L’acte théâtral même est un mouvement vers la vie : le temps de chaque représentation ou lecture, incarnée par un comédien, Alice « ressuscite ». Il n’est d’ailleurs pas anodin qu’Alice choisisse comme activité de vacances (ses dernières vacances) le théâtre, et ce contre la volonté de sa sœur, comme un réflexe de survie.

Page 35, le père en prend conscience, et met en scène la bataille contre la maladie, attribuant à tous les protagonistes un rôle de soldat. Les élèves pourront relever le champ lexical de la guerre de la page 35 à la page 49, et réfléchir à l’effet produit. Quel statut prend dès lors Alice ?

Hissée au rang d’héroïne, quasi mythifiée par la force du théâtre, Alice devient le personnage fort et victorieux (et ce malgré la défaite de la chimiothérapie), faisant face à son fatum avec sang-froid, comme nous l’avons vu précédemment. Suzanne Lebeau ici s’amuse de cette mise en abîme théâtrale : c’est le théâtre qui annihile la tragédie et son potentiel pathétique, faisant basculer le récit du côté de l’épopée, avec ses soldats guerroyant.

Le pouvoir des mots

Maladie et parole, dans la pièce de Suzanne Lebeau, entretiennent un rapport houleux, souvent conflictuel, mais riche en réflexion. En effet, c’est une lutte de chaque instant contre la « Mal-à-di(r)e » et ses silences destructeurs…

Les élèves pourront essayer de relever des étapes dans la parole : comment s’esquisse et s’installe la parole dans chaque partie ?

Dans un premier temps, les mots créent la maladie et font donc planer la mort. Page 30 nous relevons ainsi : « Le père et la mère : (…) On apprenait ces mots douloureux / qui se plantaient comme des poignards. » Les personnages, au début de la maladie, refusent d’en parler, croyant que la matérialiser verbalement revient à la verbaliser physiquement. Ainsi, au prologue, page 10, la grande bute sur les mots :

« La grande : (…) Le… La…
Alice : La maladie d’Alice….
La grande ne veut pas dire les mots. »

De plus, les mots créent une scission au sein même de la famille, lorsque les parents choisissent de ne pas parler à leurs filles : « La grande : Le soir, papa a fermé les portes du salon… / pour parler entre adultes. » (p. 28) Croyant préserver leurs enfants, les adultes créent un fossé. La parole, sauvée et amenée par les enfants (P. 35 : « La grande : On a ouvert la porte. / La petite : On sait. ») les met dans une position de maturité, contrairement aux adultes qui échouent par leur silence (P. 31 « La grande : Le silence derrière la porte, plus inquiétant que les mots. »).

Une fois la réunification de la famille, les mots deviennent des armes, car ils permettent la compréhension de l’ennemi et donc le combat : page 33, « la mère : Il faut le dire maintenant. ». Le père, page 37, prend le téléphone, outil de communication, pour partager les mots avec le plus d’individus possibles, créant ainsi l’armée évoquée précédemment : « La grande : (…) Il a mis tout le monde sur un pied de guerre pour gagner le combat. ». Le « dire » devient l’arme première pour vaincre la « mal-à-di(r)e ».

Quand vient le temps de la résignation, scène 9, le silence revient, les armes de la parole n’étant plus nécessaires. Mais cette fois le silence devient union, par exemple page 61 :

« La mère : Les filles avaient compris…
Le père : Sans un mot… sans explications. »

Puis la vie se clôture en chanson, page 64, dernier rempart poétique contre le silence définitif.