éditions Théâtrales Jeunesse

Le Gardien de mon frère

de Ronan Mancec

Carnet artistique et pédagogique

Cette atmosphère pesante innerve toute la pièce et commence de prime abord par le récit d’un meurtre. Cette première séquence est intéressante parce qu’on ne sait pas encore de quoi il retourne et les circonstances de ce meurtre. Si on a l’impression au départ qu’Abel est une sorte de témoin fantomatique qui ressasse les paroles blessantes et les menaces de son frère, on perçoit à quel point ces paroles sont encore présentes, ouvertes car au discours indirect qui rapporte la conversation entre les deux frères se superpose le discours direct si bien qu’on a l’impression d’entendre Jo, comme si cette voix obsédait Abel, qu’il n’entendait plus qu’elle lui dire : « À partir de maintenant, je te tuerai aussi souvent que je le veux » (p. 9). À remarquer que la seule ponctuation du texte demeurera le point d’interrogation comme pour marquer l’absence de temps, l’inaccompli, le souvenir peut-être et d’une certaine façon la pression d’Abel de comparaître, de devoir sans cesse répondre à des questions. Cette sorte de monologue intérieur qui ouvre la pièce précise d’entrée de jeu un enfermement qui ne sera levé par le personnage lui-même qu’à la toute fin de la pièce :

« Moi je me suis levé et j’ai fait un pas vers la porte
Il a dit
Qu’est-ce que tu fais ?
Ne pars pas,
Je n’ai pas fini de te tuer » Abel, Séquence 1, p. 9.

L’intérêt principal de cette scène est qu’elle va devenir un motif qui va se répéter au cours de la pièce avec une superposition des voix et un tuilage différent. On retrouve la suite de la séquence 1 à la séquence 15 où les menaces de Jo reviennent comme en surimpression et où Abel répond aux questions du chœur qui énumère les différentes possibilités physiques de tuer jusqu’à ce qu’Abel assène « Mon frère m’a tué avec des mots » (p. 53).

Débat interprétatif :

À partir de là, les élèves sont en mesure de saisir à quel point le malaise d’Abel est grand mais peuvent déjà percevoir que parfois les mots dépassent notre pensée. On pourra leur demander à juste titre s’ils supposent que Jo pourrait réellement croire à ce qu’il dit à Abel. Leur réponse sera d’autant plus intéressante qu’elle permettra de confronter les points de vue. Certains diront que parfois on ne fait pas attention sous le coup de la colère et qu’on blesse involontairement son interlocuteur, d’autres diront que parfois entre frères on s’insulte et d’autres enfin, ceux qui seront pris dans la tourmente de la pièce par une lecture plus attentive, comprendront que dire qu’on ne se contrôle pas, qu’on ne voulait pas dire tout ça n’est qu’une façon de se défiler, de s’accommoder et/ou de se complaire dans notre opiniâtreté.

D’une certaine façon, la sphère théâtrale permettra de montrer la pression et l’intimidation qu’exerce Jo sur Abel en mettant en évidence que ce ne sont pas des paroles malheureuses. D’ailleurs, c’est Abel lui-même qui reprend l’ascendant sur son frère en le remettant à sa place alors qu’il semble vouloir s’excuser :

« Abel
Temps
Abel,
j’ai pété un plomb
Je voulais pas
Temps
Abel.- Si
Tu voulais » Séquence 25, p. 82.

Enfin, la séquence 22 vient faire écho à la séquence 15 en poursuivant le dialogue avec le chœur d’adolescents, ici ramassé sous le terme de « Bande d’Ados ». La différence est de taille car contrairement à un chœur classique qui, même s’il n’a pas les moyens d’agir, commente parfois les actions et s’offusque des violences en présence, ici la Bande d’Ados ne réalise pas le malaise que vit Abel et aurait même tendance à le minimiser. C’est justement un chœur qui n’est pas encore un chœur citoyen comme dans la tragédie grecque. La Bande d’Ados de façon globale, à considérer qu’elle est une version augmentée des personnages de la pièce, ne réalise pas, tout comme les camarades d’Abel, à quel point certaines phrases, certains gestes peuvent être blessants à son endroit. Les élèves, en prenant en charge ce chœur aveugle, pourront mieux saisir l’épaisseur de la pièce. Des pages 72 à 73 de ces séquences 1, 15 et 22 se déroule le nœud tragique de la pièce : c’est le moment où le personnage est étranglé par ses émotions et où la violence l’étreint, le saisit, l’étouffe au point qu’il a l’impression de se détacher de son corps. Il faut d’ailleurs comprendre dans ce détachement la force du traumatisme éprouvé par le personnage, expliquer aux élèves qu’il peut s’agir là d’une véritable réaction à un choc (lors d’un attentat, d’un viol, ou d’une confrontation violente) comme pour nous permettre de mieux oublier l’horreur vécue. D’ailleurs, le fait que cette séquence soit décomposée et recomposée en trois parties en essaimant toute la pièce montre évidemment la douleur d’y repenser, la difficulté de s’en souvenir précisément mais la nécessaire reconstruction qui doit en découler et avec laquelle il faut en découdre. Dans ce passage, toute la violence de Jo est comme soulevée par une brutalité sourde et vengeresse. Elle est comme une forme d’hubris, car ces désaveux homophobes ne sont pas simplement entendus par Abel : Jo prétend lui enfoncer dans la gorge, lui rentrer dans les côtes et le noyer sous son emprise. Ainsi, la frontière entre le métaphorique et le concret est totalement abolie car dans les dialogues entre les deux frères fusent par paliers successifs des paroles abjectes, si bien qu’on a l’impression que Jo n’a jamais fini de débiter ses invectives. Dans cette scène, c’est toute la façon dont Abel les perçoit qui ressort, lui qui semble si silencieux, comme ailleurs quand son frère l’accule. Dans cette apparente immobilité du personnage quand son frère le prend à part pour lui faire des remarques humiliantes, on retrouve la tonalité théâtrale du détachement lagarcien (1), cette impression sans cesse que les personnages mettent à couvert leurs émotions en essayant de les dissimuler à travers de banales conversations et que tout le malaise finit par s’étirer dans des monologues adressés, ici à la bande d’ados.

Ces trois séquences sont donc centrales dans l’œuvre et doivent être étudiées en premier. La pièce se tisse véritablement autour de ce qui finit par devenir un vibrant lamento :

« Je sentais que ce n’était pas moi qui pleurais à présent
Mais quelqu’un en moi qui cherchait le chemin des larmes parce que ce quelqu’un en moi espérait que les larmes pouvaient le faire cesser
De me tuer » Abel, Séquence 22, p. 73.

Le risque pour Abel est évidemment de se perdre, d’être nié dans son orientation sexuelle alors même que son frère dérive et adopte des idées nauséabondes. On comprend bien qu’il y a entre les deux frères quelque chose d’irréconciliable et ces trois séquences le mettent bien en évidence : elles sont le lieu de la rupture.

Lancement de la lecture en classe pour découvrir les thématiques de la pièce :

Si on étudie l’œuvre uniquement en classe, ou pour donner envie aux élèves de se lancer dans la lecture, on pourra faire étudier ces trois passages en laissant les élèves réaliser qu’il s’agit d’un continuum et les laisser repérer des indices pour comprendre les conflits à l’œuvre et voir ce qu’ils présupposent comme tensions derrière le vocable d’anormal qu’emploie Jo. Nous pourrons mesurer si les élèves pensent à l’homophobie et les amener au besoin sur cette voie en relevant les différents tuilages, les différentes superpositions et répétitions entre les trois scènes.

Notes

(1) Ce que nous appelons détachement lagarcien, c’est cette capacité à prendre de la distance par rapport aux conflits familiaux que l’on retrouve notamment dans Juste la fin du monde et Le Pays Lointain de Jean-Luc Lagarce. Ce détachement permet davantage de lucidité et d’éviter la confrontation, du moins de la retarder.