éditions Théâtrales Jeunesse

Le Gardien de mon frère

de Ronan Mancec

Carnet artistique et pédagogique

La pièce, à plusieurs reprises, montre quelque chose qu’il est très intéressant d’observer avec des lycéens ou des élèves de troisième et qui d’une certaine façon marque tout un pan de la littérature : le passage de l’enfance à l’adolescence et même à l’âge adulte d’une certaine façon. Ce texte semble écrit dans la continuité de Vergers d’Enfance de Michel Butor, à ceci près qu’il montre déjà des signes inquiétants, des jeux qui n’en sont plus, et une recherche de soi plus « sensationnelle » que la douce candeur d’un enfant qui joue à la dînette. De fait, dans cette pièce, si l’auteur s’attache à nous plonger dans une atmosphère de vacances, il ajoute à chaque séquence estivale quelque chose de bruissant qui vient toujours perturber l’apparente insouciance des moments vécus. Ces petits détails contribuent à cette atmosphère de touffeur évoquée dans l’introduction et la première partie, et est d’abord marquée par le fait que les personnages ont grandi (1). À la séquence 6, p.25, on relève même un moment de complicité entre les deux frères puisque Jo l’appelle « Petit loup ». Cette complicité fraternelle se délite tout au long de la pièce pour plusieurs raisons : Jo devenu lycéen, vit en internat et reproche à son frère de ne pas prendre assez de nouvelles (2).

Proposition de travail au fil de la lecture :

C’est un personnage contradictoire dont il peut être intéressant de faire le portrait avec les élèves au fil de lecture en leur proposant à travers une consigne de lecture de faire le portrait de Jo en relevant tous les éléments qui paraissent inquiétants dans son comportement. Le but de cet exercice étant de formaliser la forme de radicalisation qui s’empare de lui, laquelle il déniera ensuite à la fin de la pièce. (3)

La radicalisation de Jo opère à plusieurs endroits et forme de véritables pulsions. On repère à plusieurs reprises et d’entrée de jeu que Jo a un comportement un peu aigri et qu’il aurait tendance à se replier sur lui-même, en même temps qu’il refuse de voir grandir son frère et installe un rapport de domination. Quand Abel lui pose des questions de grand frère par rapport à des doutes sur sa façon d’embrasser à la séquence 11 (4), il ne veut pas réaliser à quel point son frère a grandi. Cette « domination » de grand frère et cet ascendant qu’il voudrait avoir sur Abel passe également par des pulsions masculinistes qui peuvent être autant de marques homophobes dans son langage : « C’est chiant quand tu fais ça, fais pas ta gonzesse » (p. 39) ou encore à la page 42, quand il critique Awan, Léa et Keren qui se baladeraient « à poil » alors même qu’elles portent un débardeur. Il évoque également à plusieurs reprises son lycée et ses amis, et même « son clan » (Séquence 17, p.57). Plus encore, à de nombreuses reprises dans la pièce, il montre une fascination assez malsaine pour le nazisme en faisant le récit d’un camarade qui se serait fait exclure à cause d’un salut nazi. Il ne voit pas en quoi cela est problématique quand Elias semble choqué par ses révélations à la séquence 4. Il tient également une sorte de carnet qu’il grime de croix gammées et qu’Abel et Keren consulteront avec effroi, enfin surtout Keren, car Abel sait qu’il ne s’agit que d’un signe de radicalisation passager (5). Cette épaisseur du personnage est complétée par le fait que peu d’échanges entre lui et son frère se déroulent sans accrochages et/ou petites piques : il se montre toujours vindicatif et sur le dos de son frère. Il y a finalement peu de partage entre eux à part cette tentation survivaliste dont ils voudraient faire l’expérience (6) : ils semblent encore partager une fascination pour la nuit et la nature.

Aussi, la séquence 3 et la séquence 6 apparaissent comme de vraies expériences sensorielles. Cette nuit de camping, si elle est un moment de partage entre les deux frères, durant laquelle Jo parvient à attirer un renard près de leur tente en pleine nuit et à le montrer à son frère, est aussi un moment où Abel et Jo, par le silence qui s’impose, observent la nature autour d’eux, nature au lyrisme inquiétant et presque évanoui dans l’écriture. Abel et Jo, par qui le récit advient dans ces deux séquences, font advenir deux observations fugitives qui sont comme des pulsions d’angoisse. D’abord l’image du lézard (7) puis celle du moustique (8) qui focalisent toutes les sensations des personnages au point qu’on se demande si la nature qui les entoure et la nuit qui les enveloppe ne serait pas les prémices de l’hostilité qui va s’intensifier entre eux. De la même façon, la tentation survivaliste de Jo des pages 58 à 60 est un des seuls moments où les deux personnages veillent, s’écoutent et se comprennent. Cette scène apparaît comme un beau moment mythique et poétique où la disparition de toute forme de lumière artificielle permettrait à l’homme d’entendre à nouveau tous les bruits de la nuit, de les sentir dans sa peau. Cette évocation de la nuit comme une force d’abandon et d’exultation se situe dans la tradition du romantisme allemand et particulièrement de Novalis :

« Mais je me tourne vers l’ineffable, vers la sainte et mystérieuse Nuit. Le monde gît au loin, abîmé en un lieu solitaire et désolé […] Les lointains souvenirs, les désirs d’adolescence, les rêves d’enfance - joies fugitives et vaines espérances d’une vie entière -, arrivent tout de gris vêtus, semblables aux brumes vespérales du jour déclinant. » (9)

La nuit est ce moment de solitude essentielle, angoissante et en même temps offre la possibilité de s’interroger, de se questionner sur nos espoirs et nos forfaitures. C’est aussi au cours d’une nuit qu’un mouvement expiatoire s’opère dans la séquence 23 quand Jo va combattre le monstre qui est en train de naître en lui.


Proposition d’étude de corpus pour comprendre la portée symbolique de la séquence 23 :

Ce passage offre une belle perspective dans l’étude du texte. Il peut être facilement relié à la conversion de Saint Paul sur le chemin de Damas dans le Nouveau Testament ou encore à une réécriture de ce récit biblique : la conversion au bien de Jean Valjean dans les Misérables de Victor Hugo. Dans ces récits métaphoriques, le combat contre sa propre conscience devient un véritable enjeu de survie.

En effet, ce récit ordonne une sorte de combat intérieur où le héros semble faire face à ses propres démons. Dans cette scène, il fait nuit. Jo semble avoir passé la nuit dehors et Abel est resté sur le seuil de sa maison en observant la tempête qui s’éloignait sans être emporté dans et par la tourmente de son frère :

« Et je vois que je tiens encore debout
Pieds nus sur le ciment
Je vois que je ne suis pas mort
Je n’ai pas été tué » Abel, Séquence 23, p. 77.

Étudier ce récit mythique est une façon de sonder Jo et d’utiliser le relevé de toutes les remarques, piques et insultes homophobes comme la somme de tout le ressentiment qui inonde le personnage jusqu’à l’épuisement, jusqu’à ce qu’il réalise que ce comportement le sépare de façon irrémédiable de la considération de son frère Abel.

Notes

(1) « On a grandi, Abel » (Jo, Séquence 2, p. 11).

(2) « Pendant deux ans tu m’as jamais laissé un seul message » (Jo, Séquence 20, p. 68).

(3) « Je veux pas être comme eux
Les mecs de mon lycée » (Jo, Séquence 25, p. 82).

(4) « T’es trop mignon pour ça
Je veux pas t’imaginer en train de rouler des pelles
Attends encore un peu » (Jo, Séquence 11, p. 41).

(5) « Il est pas nazi non plus » (Abel, Séquence 18, p. 63).

(6) Il s’agit de la séquence 16 où le personnage appelle de ses vœux un monde sans lumières où seuls les sensations et les instincts primitifs et originels de l’homme conforteraient notre rapport au monde.

(7) « Un lézard passe
Marque des arrêts
Le nez en l’air
Je ne bouge plus
Sa gorge bat comme bat la mienne » (Abel, Séquence 3, p. 14).

(8) « À la lumière de la lampe de poche on compte les moustiques suspendus à la toile blanche de la tente
Ils sont déjà gonflés de sang
Mon sang et le sang d’Abel
Presque noir dans leurs abdomens » (Jo, Séquence 6, p. 24).

(9) Novalis, Raymond Voyat (trad), Hymnes à la nuit et cantiques spirituels, Paris, La Différence, « Orphée », 1997, pp. 23-24